La forêt qui a vaincu Napoléon
/Une forêt dont l'histoire s'étend sur l'océan Atlantique, opposant des bûcherons à un empereur, au cours de l'un des moments les plus marquants de l'histoire de l'Europe. Napoléon, rencontrez la vallée de la Rouge à Toronto.
Transcription de l'épisode
Nous voici dans le parc de la Rouge, situé aux limites de la ville de Toronto. Chaque jour, d’innombrables randonneurs et coureurs échappent au rythme effréné de la grande ville pour explorer ces forêts tranquilles.
La plupart n’ont aucune idée que ce n’est pas qu’un quelconque sentier de randonnée. Ce sentier a plus de 200 ans et possède un lien avec certains des événements les plus dramatiques de l’histoire : il a été créé à une époque où une guerre sanglante tentait de faire tomber un empereur de l’autre côté de l’océan.
Voici Canadiana.
La vallée de la Rouge était un endroit important bien avant la fondation de la ville de Toronto. Les premiers humains à défricher ces sentiers dans les forêts de la Rouge étaient les ancêtres des Premières Nations d’aujourd’hui, des chasseurs de l’ère préhistorique qui trouvaient leurs proies le long des rives des milliers d’années plus tôt.
Au XVIIe siècle, Ganatsekwyagon, un village sénéca, était perché sur une colline et profitait d’une vue sur la vallée et la rivière qui servait de route principale pour le commerce, attirant des explorateurs français connus, des commerçants de fourrure et des missionnaires.
Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que les Britanniques sont arrivés dans la région. Ils sont venus construire une nouvelle ville le long de cette ancienne route commerciale - une toute petite ville frontalière établie sur un terrain boueux qui deviendrait un jour une des plus grandes métropoles du Canada.
La ville de Toronto a été fondée en 1793 - une année notoire dans l’histoire européenne. Tandis que les Britanniques planifiaient les premières rues de la colonie ici sur les berges du lac Ontario, de l’autre côté de l’océan Atlantique, les rues de Paris ruisselaient de sang : la révolution française atteignait sa terrible apogée. Cela signifiait donc... la guerre.
À Paris, les révolutionnaires qui envoyaient les aristocrates à la guillotine étaient également en guerre contre presque toutes les autres monarchies d’Europe. Et en 1796, ils commençaient à gagner leurs batailles grâce un nouveau général populaire qui menait l’armée française d’une victoire à l’autre.
Son nom était Napoléon Bonaparte. Il semblait intouchable. En peu de temps, il s’est emparé du pouvoir en France, s’est déclaré empereur et s’est créé un réseau de conquêtes et d’alliances qui s’étirait d’un bout à l’autre de l’Europe. À l’hiver 1806, il n’y avait qu’un seul pays dans le chemin de Napoléon : l’Angleterre. Ainsi, la prochaine étape de Napoléon, c’était l’invasion de l’Angleterre.
Mais il y avait un gros problème en bois : la Royal Navy, c’est-à-dire la marine royale. La flotte navale britannique dominait les eaux du monde depuis les 100 dernières années. La flotte de Napoléon n’était vraiment pas de taille pour y faire face. Lorsque les deux flottes s’étaient battues lors de la bataille de Trafalgar, il n’était resté que des lambeaux de la marine française.
Mais Napoléon, en fin stratège, avait trouvé une autre façon de contrecarrer la Royal Navy : il couperait leur approvisionnement en bois.
Cela prenait des milliers d’arbres pour bâtir un seul navire et l’Angleterre n’avait presque plus de forêts - celles-ci étaient rasées depuis l’âge de pierre. Les arbres dont ils avaient besoin pour fabriquer les mâts de leurs navires étaient particulièrement difficiles à trouver : ces mâts devaient être faits de grands pins solides provenant de forêts anciennes.
Il n’y avait plus aucune forêt ancienne en Angleterre. Les grands pins venaient de l’autre bout du continent européen, des gigantesques forêts sur les berges de la mer Baltique.
Des berges qui étaient maintenant contrôlées par nul autre que Napoléon.
En fait, il contrôlait presque toute l’Europe, ce qui veut dire qu’il a pu imposer un embargo : les pays n’avaient plus le droit de faire des échanges commerciaux avec l’Angleterre. En deux temps trois mouvements, Napoléon avait complètement mis fin aux mâts pour la Royal Navy provenant de la forêt baltique.
L’avenir de l’Europe était en péril. Sans mâts, il n’y aurait pas de navires - et pas de Royal Navy. Et sans la Royal Navy, plus rien ne pouvait arrêter Napoléon.
Et c’est à partir de ce moment que Toronto est devenu un pion critique dans l’échiquier politique européen. La colonie n’était qu’une toute petite ville frontalière, entourée de forêts anciennes. Et dans cette forêt, il y avait BEAUCOUP de mâts.
Des bûcherons armés de haches étaient maintenant ceux qui créaient des sentiers dans les forêts de la Rouge. En fait, ce sont des bûcherons qui ont créé ce sentier. Pour soutenir les efforts de guerre de l’Empire britannique, ils sont venus dans la vallée de la Rouge pour trouver les plus gros et les plus vieux pins blancs, puis les ont abattus au sol.
Les rondins énormes flottaient ensuite de la rivière Rouge jusqu’au lac Ontario, puis ils étaient acheminés le long du fleuve Saint-Laurent pour ensuite entamer le long périple océanique jusque de l’autre côté de l’Atlantique.
Et ce n’est pas qu’à Toronto que ceci est arrivé. Il y avait des forêts partout dans l’est du Canada. Donc les bûcherons se sont mis au travail. Les exportations de bois d’œuvre ont augmenté d’à peu près 1000 % en seulement quatre ans. Des dizaines de milliers de mâts ont traversé l’Atlantique. Et la modeste marine de Napoléon ne pouvait rien faire pour arrêter cela.
Les arbres abattus dans la vallée de la Rouge se sont relevés à nouveau en tant que mâts sur les navires de la Royal Navy, combattant les Français situés de l’autre côté de l’Atlantique.
La Royal Navy avait été sauvée. Napoléon n’a jamais pu envahir l’Angleterre. Son embargo s’est éventuellement dissipé et son empire s’est rapidement effondré.
Il a été vaincu et envoyé en exil par des puissances européennes… il s’est ensuite échappé, pour être vaincu à nouveau et exilé encore une fois. Cette fois pour de bon.
Après avoir éliminé la menace de Napoléon, les Britanniques ont continué à vouloir du bois canadien. Les arbres continuaient d’être abattus et les exportations continuaient à augmenter. Rapidement, la foresterie a pris le dessus sur la traite de la fourrure en tant que moteur de l’économie canadienne. Et aujourd’hui, c’est encore une des industries les plus importantes de notre pays.
Ceci dit, il n’y a plus de bûcherons dans la vallée de la Rouge. Les forêts qui poussent ici aujourd’hui sont protégées - le parc de la Rouge est maintenant un parc urbain national. Ici, vous trouverez encore d’énormes pins blancs surplombant la forêt. Certains d’entre eux datent même de l’époque de Napoléon.
Cet ancien sentier d’exploitation forestière s’appelle maintenant le Sentier des Mâts pour commémorer cette époque. Les Torontoises, les Torontois et les touristes du XXIe siècle peuvent faire de la randonnée au même endroit où ces bûcherons ont donné un coup de main aux efforts de guerre britannique contre Napoléon il y a plus de 200 ans.